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Morgana

Lorsque j’ouvris les yeux, je me souvins de ma faiblesse, mais rien de ce qui lui avait succédé. Je crus un instant que nous étions revenus dans les souterrains des gnomes, avant de rappeler mes souvenirs à l’ordre. Jamais Alexis n’aurait consenti à accepter leur aide. Pourtant, la voûte que je contemplais ne pouvait qu’être celle d’une cavité rocheuse. Je perçus soudainement le bourdonnement d’une conversation non loin de moi et focalisai mon attention sur elle. Je reconnus la voix d’Alexis, mais pas celle de son interlocutrice.

— Je vous, le répète pour la centième fois : j’ai commis une erreur en croyant qu’elle pourrait tenir le coup jusqu’ici. Vous m’en voyez désolé. Je ne pouvais pas deviner que les Âmes régénératrices ne sont pas automatiquement à l’œuvre chez les Filles de Lune que la déesse reconnaît comme siennes. Je…

— Et moi je vous dis que vous auriez dû le savoir, Alix de Bronan !

Un silence pesant accueillit la dernière phrase de la femme, avant que celle-ci ne reprenne :

— Eh oui ! Je connais votre vrai nom, mon cher, de même que beaucoup de choses sur votre passé que vous ignorez.

Alexis dut faire mine de vouloir en apprendre davantage, car la dame lui dit qu’il ne saurait rien avant qu’elle n’ait pu parler un long moment avec moi. Je présumai que nous étions enfin parvenus jusqu’à Morgana. Je remerciai intérieurement la déesse Alana et ma mère, qui devaient veiller sur moi. La voix de mon compagnon se fit plus forte à mesure que Morgana et lui se rapprochaient.

— De toute façon, ce qui m’importe pour l’instant, c’est qu’elle s’en tire.

— Oh ! Ce n’est qu’une question d’heures peut-être même de minutes, avant qu’elle n’ait pleinement recouvré ses forces. Le réveil de ses Âmes s’est fait sans peine et elles sont à l’œuvre depuis son arrivée. Je remercie le ciel que vous me l’ayez amenée à temps, car sans ses précieuses protectrices internes, elle aurait été perdue.

Un long silence, lourd de sous-entendus, s’installa entre eux tandis qu’ils s’arrêtaient à mon chevet. Je ne bougeai pas d’un poil, trop curieuse d’entendre la suite.

— Je croyais que vous refusiez d’assumer la garde des Filles de Lune, jeune Alix ! Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— Décidément, vous êtes bien informée pour une vieille femme que tous prétendent folle…

— En effet, ricana-t-elle. Mais ne détournez pas ma question.

Alexis poussa un profond soupir avant de répondre.

— Des circonstances exceptionnelles et hors de mon contrôle ont fait que je me suis porté à sa rencontre, le jour de son arrivée. Je devais ensuite être relevé de mes fonctions, mais la vie en a décidé autrement.

Il marqua une pause ; j’aurais pu jurer qu’il se passait une main dans les cheveux avant de continuer.

— Je suis un Cyldias désigné.

Morgana ne sembla pas s’émouvoir outre mesure de cette déclaration.

— Je sais. Mais qu’un homme comme vous accepte si facilement un enchaînement de ce genre…

Elle laissa sa phrase en suspens et le silence plana quelques secondes entre eux.

— Je ne l’accepte pas, nuança Alexis, je vis avec…

Il poursuivit, avec une pointe d’exaspération.

— Si je croyais un tant soit peu qu’il soit possible pour moi de disparaître de la vie de cette Fille de Lune, je le ferais sans attendre, avoua mon Cyldias en toute franchise. Les événements des derniers mois m’ont toutefois convaincu qu’il valait mieux que je me plie aux exigences de mon rôle pour un certain temps.

— N’oubliez jamais que l’inconscient des êtres de votre espèce sait bien souvent des choses que vous ignorez délibérément. Il agit continuellement selon ce qu’il croit être le mieux pour vous, quoi que vous en pensiez. L’Élue a besoin d’un puissant protecteur dans l’univers hostile qui l’attend. Et vous n’êtes pas sans savoir que les hommes capables d’assumer pareille responsabilité se comptent sur les doigts d’une seule main dans notre monde déserté.

— Je sais, je sais, s’impatienta le jeune homme. Inutile de le rappeler, surtout à moi. C’est juste que…

La vieille femme éclata de rire sans que je comprenne pourquoi.

— Douce Alana ! Seriez-vous en train de tomber amoureux, Alix de Bronan ? Vous que tous considèrent incapable d’amour véritable, sauf pour cette terre que vous vous êtes juré de sauver, au péril de votre vie…

Alexis ne répondit pas immédiatement. Je le soupçonnais de réfléchir à la meilleure façon de le faire sans se compromettre. Je dressai l’oreille, beaucoup plus impatiente de connaître la réponse que son interlocutrice ne pouvait l’être.

— Même si vous restez coi, je me doute de ce que vous pensez. Laissez-moi toutefois vous mettre en garde ; ne commettez pas l’erreur de croire qu’il est préférable que rien ne vous atteigne. C’est lorsque nous devenons insensibles que nous nous engageons sur une pente glissante et dangereuse, tant pour nous que pour ceux qui nous entourent.

La réplique d’Alexis fusa, laconique et chargée de ressentiment.

— J’essaierai…

J’aurais donné cher pour en apprendre davantage sur le passé de mon Cyldias.

— Je vois, dit Morgana. Dans ce cas, dépêchez-vous de filer si vous ne voulez pas perdre une belle occasion de passer quelques jours loin d’elle. Vous aurez votre liberté pleine et entière aussi longtemps qu’elle restera en ma compagnie.

— Mais Madox affirmait que seuls…

La vieille lui coupa la parole.

— Rassurez-vous, je veillerai sur elle jusqu’à ce que vous vous sentiez prêt à revenir. Nous avons amplement de choses à nous dire pour occuper notre temps jusque-là.

Alexis grommela quelques mots inintelligibles qui provoquèrent à nouveau l’hilarité de Morgana. Puis leurs voix se firent de plus en plus lointaines et je n’entendis bientôt plus qu’un murmure. Je me rendormis paisiblement, une douce chaleur m’enveloppant comme un cocon. Lorsque j’émergeai enfin pour de bon, la pénombre avait envahi l’endroit ; la nuit devait maintenant être tombée. Je me redressai en position assise et laissai mes yeux s’habituer à la faible lueur qui baignait mon environnement.

— Ah ! Je vois que tu es réveillée. J’espère que tu te sens reposée ?

Je sursautai légèrement et me retournai, me retrouvant face à face avec une petite femme maigre, qui devait certainement être plus que centenaire. Ses cheveux blancs étaient relevés en chignon et ses traits, de même que ses yeux, trahissaient une intelligence encore très vive. Prenant soudain conscience que je la détaillais de façon très impolie, je balbutiai des excuses maladroites.

— Oh ! Ce n’est rien. Il est plutôt rare, depuis quelques siècles, de côtoyer des femmes de mon âge dans ces contrées hostiles. Je comprends fort bien.

— Pourtant, j’en ai croisé plus que nécessaire depuis mon arrivée ! Et pas des plus accueillantes.

Elle fronça les sourcils.

— Je sais que tu as fait la connaissance de Mélijna et de Wandéline…

— Celle d’Oglore aussi, dis-je avec lassitude.

Les traits de Morgana se durcirent.

— J’apprends avec un grand déplaisir que cette vieille folle est toujours en vie. Je doute que tu gardes un bon souvenir de votre rencontré, cette sorcière ayant une fâcheuse tendance à faire le tri parmi les souvenirs qu’elle accepte de laisser aux gens qui croisent sa route. Attitude qui dénote une honte de son propre comportement envers autrui… Que veux-tu ! Mélijna et elle sont des sorcières aigries à qui la vie a fait bien peu de cadeaux, termina-t-elle dans un soupir résigné.

Puis elle me sourit.

— Avant de poursuivre cette conversation, tu devrais manger quelque chose. Nous aurons ensuite tout le temps voulu pour discuter. Ton Cyldias semblait dire que tu m’apportais des nouvelles de ma très lointaine petite-fille…

J’eus à peine le temps de lui répondre par l’affirmative avant qu’elle ne disparaisse au fond de la grotte. J’en profitai pour regarder autour de moi. L’endroit ne devait pas faire plus de dix mètres sur dix. Il était aménagé pour y mener une vie simple. Un feu brûlait dans un coin, profitant d’une cheminée naturelle pour évacuer la fumée. Il y avait très peu de meubles : deux lits de fortune, celui de Morgana et le mien, et des effets personnels. Dans un autre coin, des livres, beaucoup de livres, et des parchemins s’entassaient sur des étagères de bois brut. Je ne vis aucune chandelle ou source de lumière, aussi je présumai que l’éclairage avait quelque chose de magique. Morgana réapparut bientôt, des victuailles à la main. Je mangeai de bon appétit. Quand ma faim fut calmée, nous reprîmes notre conversation.

Je commençai par lui raconter la fin de mon séjour au château des Canac pour lui donner des nouvelles de Meagan. Elle comprit enfin pourquoi elle était sans nouvelle de cette dernière depuis si longtemps. La compagnie d’une personne aimée et aimante avait dû cruellement lui manquer au cours des derniers mois. Je revins ensuite à ma capture et à la grossesse qui s’ensuivait. Elle poussa un soupir à fendre l’âme lorsque je terminai. Un long moment passa avant qu’elle ne prenne la parole.

— L’oracle avait vu juste, une fois de plus. Que comptes-tu faire maintenant ?

— D’abord, interrompre cette grossesse. Après, je ne sais pas… Pour être honnête, je me demande si je ne devrais pas tout simplement disparaître de la circulation.

Je fis une courte pause avant de lui demander :

— Que feriez-vous à ma place ?

— Avant de te répondre, j’aimerais savoir comment tu procéderas pour te débarrasser d’un fardeau sur lequel même Wandéline n’a aucun pouvoir.

Je lui expliquai, le plus clairement possible, d’où je venais et les différences majeures qui opposaient le monde de Brume à la Terre des Anciens. Elle ouvrit de grands yeux surpris en apprenant à la fois que la magie n’avait pas cours de l’autre côté et que nous étions si avancés au point de vue scientifique.

— Si tu réussis, reviendras-tu ensuite ?

— Pourquoi reviendrais-je ? Si je ne suis plus là et s’il n’y a pas d’autres Filles de Lune, ils devront bien se résigner à abandonner leur rêve de gloire et leur quête de pouvoir. Une fois les passages définitivement fermés, faute de femmes pour les ouvrir, peut-être oublieront-ils aussi le trône d’Ulphydius ?

— Je crains que ce ne soit pas aussi simple, Naïla. Vois-tu, d’autres femmes – encore faut-il qu’on parvienne à en trouver sur cette terre – n’auront jamais la même valeur que toi aux yeux de ceux qui convoitent le trône d’Ulphydius. Tu es la dernière descendante de la lignée maudite qui s’est associée au traître lors de la grande guerre. Mais tu es aussi la descendante d’Éléoda, celle qui a découvert le passage par lequel tu es arrivée et qui, à l’instar d’Âcélia, s’est ainsi trouvée à trahir les Filles d’Alana. Tu sembles aussi oublier que Mélijna a trouvé le moyen d’ouvrir les portes de voyage.

— Je ne comprends pas. Le passage par lequel je suis arrivée n’a pas toujours existé ?

Alors même que je lui posais cette question, je me rappelai que quelqu’un avait abordé le sujet à un moment ou à un autre, mais je ne me souvenais plus qui.

— Il a toujours existé, mais il débouchait dans une grotte souterraine, sans sortie extérieure. Il n’y avait donc pas d’autre choix que de rebrousser chemin. En réalité, c’était une excellente chose, puisque cela faisait un passage de moins à surveiller. Un jour, à la suite d’un gigantesque glissement de terrain dans le monde d’où tu viens, la pierre de lune permettant de traverser l’espace et le temps s’est trouvée découverte. C’est Éléoda qui s’en est rendu compte la première, mais plutôt que de prévenir la grande Gardienne, elle s’est empressée, à l’exemple de son illustre aïeule Acélia, de trahir les autres et de divulguer la précieuse information à Mévérick. Faisant fi de nos lois, celui-ci a voulu profiter de cette brèche pour emprunter au monde des humains les hommes nécessaires à la concrétisation de ses rêves de domination et de richesse. Il connaissait les conséquences physiques destinées aux êtres qui empruntaient les passages sans en avoir le droit et cette transformation répondait exactement au but qu’il recherchait : la création d’une armée de mancius qui lui vouerait un véritable culte et une obéissance aveugle.

J’étais de plus en plus intriguée. Si je savais que seules les Filles de Lune, de même que de très rares élus chez les hommes, pouvaient effectuer ce genre de voyage, je n’avais aucune idée de ce qu’il advenait des autres s’ils essayaient.

— Je risque de vous paraître bien ignorante, mais qu’arrive-t-il exactement à ceux qui traversent sans protection ?

— Je t’en prie, tu peux me tutoyer puisque nous sommes de la même famille, celle des Filles d’Alana.

Je n’étais pas prête à tant de familiarité et je le lui dis. Elle sourit doucement avant de reprendre :

— Pour ce qui est des récalcitrants aux lois, Darius leur avait réservé un terrible sort, pour éviter que les passages ne deviennent de vraies passoires. Les indomptables se transformaient lentement en mancius, des mutants aux formes disgracieuses et à l’intelligence parfois intacte, parfois réduite ; des êtres souvent sans avenir. Il fut même un temps dans ma jeunesse – cela remonte à quelque deux cents ans –, avant que tout ne sombre dans l’oubli, où les jeunes villageois organisaient des chasses aux mancius. Celui qui en avait éliminé le plus se voyait souvent élevé au rang de héros par les jeunes femmes qui attendaient le retour des chasseurs avec impatience.

— Nous avons parfois des comportements étranges…, dis-je en levant les yeux au ciel.

— En effet. Un jour, les mancius disparurent tous, probablement las de se faire pourchasser. Ils se réfugièrent dans les Terres Intérieures, où personne ne s’aventure plus, à part quelques fous en manque de sensations fortes ou les armées des seigneurs qui cherchent encore et toujours les trônes légendaires. Étonnamment, ils arrivent à se reproduire entre eux, mais leur population décline sans cesse. Peu d’êtres connaissent encore l’existence des passages ; il est donc rare que de nouveaux mutants s’ajoutent à leur communauté restreinte. Par ailleurs, ils ont la fâcheuse habitude de se détruire entre eux. Peu nombreux sont ceux, parmi les paysans, qui croient toujours que les mancius ont même seulement déjà existé.

— Que dois-je faire si jamais je croise l’un d’eux ? demandai-je, soudainement inquiète à l’idée de me trouver face à face avec un être si effrayant.

— Je doute fort que cela puisse t’arriver tant et aussi longtemps que tu ne t’aventures pas au-delà de la péninsule. Rassure-toi, tu sauras quoi faire sans hésitation si tu en rencontres un. Les Filles de Lune réagissent très fortement en présence de ces êtres qui ont violé les passages dont elles ont la garde. Il fut un temps où le seul fait de croiser leur regard suffisait à une femme de ton rang pour faire disparaître l’indésirable. Darius voulait ainsi nous empêcher de nous lier avec eux, leurs comportements étant contraires à nos devoirs. Il semble pourtant que cette magie n’ait pas été assez forte pour ne pas être contournée puisque Éléoda a réussi à se faire obéir d’eux.

— Est-ce que Mévérick est lui-même devenu un mutant ou a-t-il préféré rester de ce côté-ci de la frontière et attendre qu’Éléoda fasse le sale boulot pour lui ?

— Jamais Mévérick ne se serait risqué à franchir un passage, trop conscient qu’il pourrait alors devenir l’esclave de celui qui lui succéderait. Il s’est contenté d’attendre que ton aïeule lui apporte, sur un plateau, ce qu’il désirait tant. Bientôt, une armée fit des ravages en son nom parmi notre peuple. S’ensuivit une guerre sans merci, la première depuis le combat de titans ayant opposé Darius et Ulphydius. Les Sages restants disparurent, les uns après les autres, de même que Mévérick, quelque part dans les Terres Intérieures, peut-être plus près du but que nous ne le croyons. Depuis ce temps, notre terre dépérit chaque jour davantage, alors qu’elle était lentement parvenue à se refaire après le premier affrontement, avec l’aide des rares Sages et de leurs élèves. Aujourd’hui, on ne compte plus que quelques Êtres d’Exception aux pouvoirs limités par leur manque d’enseignement. Les rares Filles de Lune sont recherchées et traquées comme des bêtes, de même que toutes les créatures étranges qui font encore partie de notre univers.

Morgana soupira.

— Nous ne savons pratiquement plus rien des six autres mondes depuis la défaite présumée de Mévérick ; leurs gardiennes ont disparu et, avec elles, leurs connaissances et les emplacements qui permettent de voyager. Seule une Fille de Lune peut retrouver le talisman de Maxandre et récupérer tout le savoir, le pouvoir et les connaissances qu’il renferme. Ce qui te rend si précieuse, c’est que peu de sortilèges exercent une emprise sur toi, encore moins depuis ta visite au sanctuaire. D’une part, tu es protégée par ton appartenance aux Filles d’Alana et, d’autre part, par ton ascendance avec la lignée d’Acélia la Maudite. Cela a pour effet de te rendre difficilement repérable pour les deux camps, à moins d’utiliser une très forte magie, dont peu Connaissent encore les formules…

— Mais je ne suis pas la seule dans cette situation, il y a aussi ma mère, laissai-je subitement tomber.

— Ta mère n’est plus, ma pauvre enfant, il…

Je l’interrompis une fois de plus et lui relatai toute mon histoire. Elle m’écouta sans rien dire, songeuse. Je ne savais pas si elle me croyait, mais cela m’était soudainement égal. J’avais juste envie d’en parler, de revivre toute cette aventure en la relatant. Peut-être espérai-je ainsi exorciser mes démons ou me convaincre moi-même que tout cela était bien réel, que je ne l’avais pas rêvé. Lorsque j’eus terminé, je me sentis mieux que jamais au cours des trois derniers mois, soit depuis mon arrivée.

Morgana semblait de plus en plus songeuse, le regard perdu au loin. Je respectai son silence, comme elle avait respecté ma longue tirade. Au bout d’un temps qui me parut une éternité, elle leva vers moi des yeux embués.

— J’espère que le pire est désormais derrière toi, mais je ne peux m’empêcher de penser que tout ceci n’est qu’un commencement. Les nymphes que tu as vues – de familles différentes, en plus ! –, la conduite de Mélijna lorsqu’elle sondait les profondeurs de ton être, Uleric, ce faux Sage qui rêve de te voir lui rendre visite, Yodlas, qui aurait dû revenir avec son peuple pour t’aider, ta rencontre avec Wandéline, puis Oglore, la vision de ta mère et de ta demi-sœur, l’histoire de Kaïn et j’en passe… Il y a tellement d’informations dans ce que tu viens de me raconter, et en même temps tellement de choses que tu ignores les concernant, que je ne sais par où commencer.

Sans que je réfléchisse, une question franchit mes lèvres.

— Savez-vous qui est mon père ? lui demandai-je, le cœur soudain rempli d’espoir.

Cette information aurait été comme un baume, en attendant que je retrouve ma mère. D’un ton navré, elle me dit qu’elle ne le savait malheureusement pas et qu’elle n’avait aucune idée de la personne qui pourrait me renseigner à ce sujet, si ce n’est ma mère elle-même. Je soupirai bruyamment en signe de résignation ; ce n’était pas aujourd’hui que je pourrais panser une partie de mes blessures. Par contre, ma seconde question lui arracha une ébauche de sourire.

— J’aimerais savoir comment m’y prendre pour retourner sur Brume au moment même où j’en suis partie, le temps de me débarrasser de mon encombrant fardeau. Je pourrai ensuite revenir vous voir pour approfondir mes connaissances de cet univers avec un souci en moins.

Je passai sous silence mon intention d’en profiter pour mettre un terme de façon permanente à mes capacités de procréation. Magie ou pas, il faudrait bien que mes poursuivants trouvent une autre façon de concevoir l’espèce de monstre dont ils me croyaient aujourd’hui porteuse. Morgana me fixa un long moment, comme si elle cherchait à savoir jusqu’à quel point j’étais sincère en disant que je reviendrais. J’étais presque certaine qu’elle savait que je ne pourrais pas résister à l’envie de revoir Alexis, que je serais sûrement tentée de me lancer dans cette folie que représentait le sauvetage de mondes étranges, malgré les récriminations de la partie purement rationnelle de mon cerveau. Ce qu’elle ne savait sûrement pas, c’est pourquoi je serais prête à revenir.

Cette raison en béton, moi seule la connaissais ; plus rien ne m’attendait de l’autre côté, si ce n’est Tatie et une multitude de souvenirs douloureux. J’avais aussi réalisé, pendant ma captivité, que ce changement radical dans ma vie avait le mérite de me faire oublier ma douleur des dernières années, mes deuils, et ce grand vide qui me remplissait, parce que je luttais désormais pour rester en vie et faire payer à certaines personnes les outrages qu’on m’avait fait subir. Certains diraient que la vengeance n’était pas la solution, mais j’étais persuadée du contraire ; dans mon cas, c’était la meilleure thérapie possible. Perdue dans mes pensées, je mis un moment avant de réaliser que Morgana me parlait.

— Tu dois adresser ta demande de voyage à la lune, puisque c’est elle qui vous accorde le pouvoir de traverser l’espace et le temps. Aujourd’hui, je me contenterai de t’expliquer comment faire pour retourner sur Brume au moment où tu le souhaites. Si, plus tard, tu as besoin de te rendre dans l’un des cinq autres mondes, il faudra d’abord revenir me voir si tu désires là aussi arriver à une époque particulière.

J’acquiesçai. Pour l’instant, je n’avais pas besoin d’en savoir plus. J’avais surtout besoin de recul.

— Il y a de très nombreux passages sur la Terre des Anciens parce qu’on ne peut accéder aux six autres mondes que par celui-ci ; ils ne sont pas censés être accessibles entre eux. Et chaque passage a une destination unique ; tu ne pourrais donc te rendre sur Golia, par exemple, à partir du passage par lequel tu es venue de Brume. Les Sages voulaient ainsi conserver un certain contrôle sur le nombre de voyages, la destination et, surtout, la raison…

— J’avais cru comprendre, d’après ce que j’ai entendu depuis ma venue ici, que tous les passages étaient cachés et fort difficiles à repérer. Pourtant, celui par lequel je suis arrivée est bien visible, au vu et au su de tous. Ne devrait-il pas y avoir au moins une certaine forme de protection autour ?

Alors même que je formulais ma question, il me revint en mémoire que j’avais déjà demandé la même chose à Madox. Elle éclata de rire, ce qui me fit hausser les sourcils.

— Ce passage est un cas à part. Il n’est pas dissimulé, contrairement à tous les autres, parce qu’il est maudit. Personne ne se risque plus à l’emprunter, même les plus téméraires et les plus magiquement habiles. Les derniers à avoir tenté de le franchir, sans en avoir le droit, ont subi un sort tel que la dissuasion a été totale et permanente. Tu peux l’emprunter seulement parce que tu es issue de la fameuse lignée maudite, ce qui est une caractéristique suffisamment rare pour limiter les risques de problèmes à long terme.

— Mais je dois quand même utiliser une certaine méthode pour passer ?

— Bien sûr, puisque tu désires revenir à un moment particulier et non pas simplement retourner sur Brume.

— Pourquoi a-t-on appelé mon monde de cette façon ?

— Parce que tous les passages y conduisant, à part celui qui est maudit, bien sûr, sont dissimulés par des nappes de brouillard permanentes. Voici ce que tu dois faire pour revenir chez toi…

Je l’écoutai attentivement m’expliquer la marche à suivre. Lorsqu’elle eut terminé, je posai une dernière question, qui me chiffonnait depuis mon arrivée sur la Terre des Anciens.

— Comment se fait-il que je sois capable de parler et de comprendre un aussi grand nombre de langues et de dialectes alors que je ne les ai jamais appris ? Je possédais déjà cette faculté bien avant de visiter la Montagne aux Sacrifices.

Ma mère avait seulement écrit que c’était ainsi, mais je voulais savoir pourquoi.

— C’est un don inné, rare et précieux, même pour une Fille de Lune et davantage marqué chez les descendantes d’Acélia. Les Sages appelaient cette particularité « xénoglossie ». Peu importe l’endroit où tu te trouves dans notre monde, aucune langue ne te résistera jamais. Ce sera un incontestable avantage pour toi dans l’avenir. De plus, ton passage au sanctuaire a fait que ce don fonctionnera aussi dans les autres mondes. J’en connais qui donneraient cher pour avoir cette chance.

— J’avoue que je n’y ai trouvé que des bienfaits jusqu’à présent.

— Tu sembles avoir hérité de nombreux pouvoirs rares et précieux, à l’image de Maxandre. Je ne suis guère surprise qu’Alana t’ait réservé un avenir aussi exceptionnel. Oglore et Mélijna n’ont pas dû apprécier qu’autant de dons inhabituels dorment en toi…

— Détrompez-vous ! Mélijna y a vu un avantage certain pour les supposés héritiers que je porte.

— Il est vrai que, de ce point de vue, ça peut être magnifique mais, d’un autre côté, cela implique une Fille de Lune beaucoup plus difficile à contrôler et à dominer.

En entendant nommer Oglore, un détail m’était revenu en mémoire et je lui demandai :

— Est-ce qu’il y a d’autres manières de parvenir à comprendre tous les dialectes ? Je me souviens que Fénon a tâté mes mains. Il était à la recherche d’un anneau. Alexis et Madox me semblent également trop doués pour que ce soit un simple apprentissage.

Morgana tendit sa main droite et la posa sur mon genou. À son annulaire brillait un large jonc argent orné de dizaines de petits symboles. Je me rappelais avoir vu le même aux doigts de mon frère et de mon Cyldias.

— C’est un anneau de Salomon. Un bijou aussi unique qu’inestimable, surtout de nos jours. On l’offrait autrefois à tous les Êtres d’Exception, de même qu’aux Filles de Lune, lorsqu’ils étaient assermentés. Il a exactement les mêmes caractéristiques que le don que tu as reçu à la naissance. Il a toutefois un seul défaut : il ne fait pas partie intégrante de l’individu qui le porte ; il vaut donc mieux veiller sur lui avec vigilance pour ne pas le perdre. Comme il est facilement repérable, les gens peuvent se méfier et se taire en notre présence. Dans ton cas, ces mêmes personnes croiront probablement que tu ne peux pas comprendre la teneur de leur conversation.

Je ne pus m’empêcher de lui demander pourquoi elle n’avait pas pris le relais de Maxandre. Constatant l’étendue de ses connaissances, il me semblait que cela aurait été une option envisageable. Ses yeux se voilèrent instantanément. Elle se leva et laissa son regard errer sur le paysage, depuis le seuil de sa demeure. Elle soupira bruyamment avant de m’avouer :

— C’est une longue histoire que je n’ai pas racontée très souvent, mais que tu dois savoir. Pour être honnête, et aussi étrange que cela pourra te paraître, ça me fait du bien de la partager de temps à autre ; ça m’aide à accepter…

Elle marqua une courte pause avant de reprendre.

— Vois-tu, il y a plusieurs années, Maxandre était mon idole. Avant qu’elle ne devienne si importante pour notre monde, je la suivais déjà partout, j’apprenais avec elle l’histoire et les secrets de notre univers et, surtout, je rêvais de lui ressembler. Un jour, elle m’annonça son départ pour la Montagne aux Sacrifices. C’est là que devait se faire la passation des pouvoirs entre Hémélinie et elle. J’étais encore jeune – je n’avais que quinze ans –, mais j’ai demandé à l’accompagner. Malgré toute l’affection qu’elle me portait, elle a hésité. Normalement, elle devait se rendre seule là-haut et respecter les traditions millénaires des Filles d’Alana. Devant mon insistance et mes promesses de bien me conduire, et de ne surtout pas lui causer d’ennuis, elle a fini par céder. Le voyage fut long et pénible, et nous avons dû surmonter de nombreuses difficultés.

Une ombre douloureuse traversa son regard.

— Une fois là-bas, Hémélinie, qui était déjà sur place, et elle ont disparu dans le sanctuaire, me laissant seule pour les attendre. Elles m’avaient prévenue que beaucoup de temps s’écoulerait avant qu’elles ne reviennent, mais je les avais assurées que je saurais me montrer patiente. Trois jours plus tard, elles n’étaient toujours pas ressorties et je commençais vraiment à m’inquiéter. Maxandre m’avait fait promettre que, quoi qu’il arrive et peu importe le délai depuis son départ, je ne devais tenter d’entrer dans la grotte sous aucun prétexte. Mais voilà, quand on est jeune, on ne mesure pas toujours la portée de ses actes. On se montre souvent impulsif ; on croit, à tort, tout savoir.

Elle soupira une fois de plus, une larme roulant sur sa joue.

— J’ai commis une terrible faute aux yeux d’Alana et de notre univers ; j’ai voulu pénétrer dans la caverne, croyant que mon amie pouvait avoir rencontré des difficultés et avoir besoin de mon aide. Mon geste irréfléchi a perturbé la fin des rituels et fait perdre le contact essentiel entre Maxandre, Hémélinie et Alana. Inutile de t’énumérer les dégâts. Disons simplement que rien ne pouvait racheter mon erreur et ses conséquences à long terme. Les dieux exigèrent pour moi le châtiment suprême, le sacrifice de ma vie pour le retour de l’équilibre dans le sanctuaire et sur la Terre des Anciens.

Maxandre tenta de s’opposer, objectant mon jeune âge et mes qualités exceptionnelles, qui faisaient de moi l’une des meilleures Filles de Lune en devenir. Elle argua que c’était elle qui avait accepté que je la suive jusque-là. Rien n’y fit…

Elle soupira une fois de plus.

— C’est Hémélinie qui me sauva finalement la vie.

Les larmes glissaient maintenant abondamment sur les joues ridées de la vieille femme.

— Gravement blessée au moment de mon apparition impromptue, elle se savait condamnée. Elle demanda donc à Alana que sa vie soit prise à la place de la mienne, plaidant que j’avais de longues années devant moi pour racheter ma faute. Il fut difficile de convaincre les divinités et ce ne fut qu’une demi-victoire pour moi. Hémélinie fut sacrifiée sur le plateau, plus bas, et je fus condamnée à la réclusion éternelle. Je ne pourrais quitter la montagne où l’on m’expédia, sauf en de très rares occasions, et je consacrerais mon existence à l’enseignement, à la recherche et à la préservation du savoir et des connaissances. Mes pouvoirs, aussi grands soient-ils aujourd’hui, après tant d’années de pratique et de découvertes, ne fonctionnent en totalité que sur la chaîne de montagnes qui m’abrite et quelques centaines de mètres en périphérie. Il m’arrive parfois de…

Elle s’interrompit et ferma les yeux, se prenant la tête à deux mains. Devant sa douleur évidente, je m’abstins de la questionner davantage, voulant lui éviter de revivre ces trop longues années de solitude et de souffrance. Je lui promis cependant que je serais plus tard de retour pour entendre la suite. J’étais convaincue que je reviendrais assouvir ma soif de savoir et de vengeance dès que j’aurais avorté. Je dus me faire violence pour ne pas poser de questions sur ma mère, alors que mon souhait le plus cher était de savoir ce qui lui était arrivé depuis son retour sur cette terre. Je craignais, maintenant que je la savais en vie, de ne plus avoir le courage de partir. Je ne devais surtout pas commettre la bêtise de me lancer à sa recherche dans mon état actuel.

Je quittai le refuge de Morgana au lever du soleil, refusant de rester une autre journée. J’avais besoin d’être seule pour faire le point avant de quitter ce monde mythique. Je savais qu’Alejandre, sa sorcière et ses hommes ne tarderaient probablement pas à se mettre une fois de plus en travers de ma route. Mais je savais aussi que je pouvais me retrouver en un instant sur les lieux mêmes de mon apparition sur la Terre des Anciens : il me suffisait de le vouloir intensément. C’est ce que je fis après deux jours de pensées vagabondes et de remue-méninge qui ne me menèrent nulle part, si ce n’est à me poser davantage de questions et à hésiter quant à la voie à suivre.

 

* *

*

 

Morgana avait regardé la jeune femme partir en laissant échapper un profond soupir. Elle avait dû taire tellement de choses à la Fille de Lune qu’elle avait l’impression d’avoir trahi sa confiance, même si cette dernière ne l’avait pas longuement interrogée. Elle savait aussi qu’elle ne pouvait faire autrement. Pour le bien et la survie de cette terre, elle était convaincue qu’il fallait que Naïla chemine à sa façon. Si on essayait de lui en enseigner trop à la fois, elle se rebellerait, et c’était la dernière chose qui devait arriver. Morgana avait donc choisi de la laisser s’en aller, pour mieux revenir du monde de Brume, car elle ne doutait pas un instant qu’elle reviendrait. Il y avait tellement longtemps qu’une puissance comme la sienne, dépassant même celle de sa mère en potentiel, n’avait pas été vue en ces contrées. Et c’était sans compter le jeune Alix, son Cyldias, fils de la nuit des édnés. Le jour viendrait bientôt où le jeune homme ne serait plus connu que sous son véritable nom – Alix de Bronan –, faisant craindre le pire à ceux qui se mettraient sur son chemin. Pour la première fois depuis bien longtemps, la réclusion de la vieille femme lui sembla moins lourde à porter. L’espoir revenait enfin…

 

* *

*

 

Avant même de le réaliser, je me retrouvai exactement à l’endroit souhaité. Le moment ne pouvait être mieux choisi : la nuit à venir en était une de pleine lune, celle-là même où j’aurais dû épouser le sire de Canac. Toutefois, je ne m’attendais pas à faire une rencontre sur la grève…

Il était nonchalamment adossé à la pierre. Je devais avoir l’air passablement ahurie de le trouver là, parce que j’eus droit à son fameux sourire narquois.

— Morgana m’a mis au courant de votre départ par télépathie, mais c’était inutile. Je n’ai besoin de personne pour savoir où vous vous trouvez…

Il fit une courte pause avant de reprendre, l’air grave.

— Je comprends votre désir de mettre un terme à cette… grossesse indésirable. J’espère seulement que Morgana a vu juste dans votre volonté de revenir. Je n’ose croire que vous laisseriez impunis les crimes d’Alejandre, d’Oglore ou de Mélijna, que vous renieriez vos responsabilités envers la Terre des Anciens ou que vous abandonneriez sciemment votre sœur et votre mère. De toute manière, maintenant que tous connaissent votre existence, ils n’auront de cesse de vous poursuivre, où que vous alliez. Ne vous imaginez surtout pas que le fait que vous soyez dans un autre monde les arrêtera. Vous ne pourrez fuir toute votre vie. Un jour, vous devrez bien faire face !

J’aurais dû lui confirmer que je reviendrais, que j’avais simplement besoin de prendre du recul, mais sa façon de me rappeler mes supposées responsabilités et ma situation de fugitive me refroidit considérablement. J’eus envie de l’envoyer paître, mais j’inspirai profondément et gardai le silence. J’aurais pourtant dû être habituée à son comportement à mon égard…

Avec un soupir, je détournai les yeux. Alors qu’il me fallait attendre le lever de la lune pour partir, il me semblait que cette aventure reprenait son aspect irréel. Je regardai autour de moi pour m’imprégner de l’atmosphère, du paysage, de tout en fait, comme lors de mon départ de Brume. Morgana avait usé de sa magie sur moi pour éviter que ma présence ne soit repérable par Mélijna. Je n’avais cependant que peu de temps pour me fondre dans le passage avant que la vieille ne puisse me retrouver. J’avais demandé à Morgana pourquoi cette dernière ne quittait pas tout simplement son antre pour me mettre le grappin dessus. « Parce qu’il y a de grandes limites à la magie qu’une Fille de Lune maudite peut utiliser contre une autre issue de sa lignée. C’est le moyen le plus sûr qu’Acélia avait trouvé pour éviter que ses précieuses descendantes ne s’éliminent d’elles-mêmes en usant de leurs nombreux pouvoirs les unes contre les autres au lieu de s’unir. C’est une des raisons pour lesquelles tu es encore en vie aujourd’hui. » Sa réponse expliquait bien des choses, la plus importante étant que je sois toujours là, comme elle l’avait si bien dit. Je soupirai encore une fois, avant de m’adresser à Alexis, qui gardait étonnamment le silence. Inconsciemment, je délaissai le vouvoiement et l’appelai même Alix.

— Je suis ici depuis quelques mois seulement, mais j’ai l’impression qu’il s’est écoulé un an depuis le moment où j’ai fui les hommes d’Alejandre en ta compagnie, Alix. Je me suis depuis découvert un frère et une sœur, j’ai appris que ma mère était toujours en vie, j’ai rencontré des êtres plus étranges les uns que les autres, certains sympathiques et d’autres absolument détestables, j’ai été initiée à la magie, à la télépathie, à la xénoglossie et à je ne sais quoi encore. Et pourtant, j’ai ce sentiment bizarre que je ne sais toujours rien de ce qu’il me faudrait savoir.

Comme il ne disait rien, je me détournai du large pour le regarder. À sa vue, je fronçai les sourcils ; il me regardait intensément, hochant la tête dans un mouvement de droite à gauche à peine perceptible. Je l’entendis gémir – ce qui ne lui ressemblait vraiment pas.

— Non ! Non, pas elle… Pas elle, je vous en conjure…

Puis il ferma les yeux, expirant bruyamment tout en rejetant la tête vers l’arrière. Il resta ainsi une bonne minute, sans bouger. Mais qu’est-ce que j’avais bien pu dire pour qu’il se mette dans cet état ?

 

* *

*

 

Pour le Cyldias, le fait que Naïla l’ait appelé Alix tenait du cauchemar. Contrairement à ce que tous pouvaient croire, Alix n’était pas un surnom et ne le serait jamais ; il ne pouvait même pas être utilisé comme tel par quiconque. Seuls les êtres en qui Alix pouvaient avoir une confiance pleine et aveugle l’utilisaient d’emblée. Même s’il se présentait en tant qu’Alexis aux gens appartenant à cette catégorie, ceux-ci adoptaient l’autre nom instinctivement et sans poser de question. Le reste du monde ne pouvait le faire ; systématiquement, il achoppait sur la prononciation, comme Naïla l’avait fait une semaine plus tôt – à son grand soulagement, d’ailleurs. Les rares personnes qui l’appelaient Alix étaient presque toutes particulièrement chères à son cœur ; pour elles, il était prêt à tout, même à risquer sa vie. Il entretenait avec ces êtres des liens étroits et quasi indestructibles. Toutefois, en ce qui concernait sa mission de Cyldias, ces sentiments de fidélité, d’attachement et de loyauté étaient imposés plutôt qu’intuitifs et spontanés…

 

* *

*

 

Comme il semblait décidé à ne pas me dire de quoi il retournait, je répliquai à ses avertissements, espérant le faire réagir.

— Ça ne doit pas être facile pour toi de me rappeler de revenir pour assumer mes responsabilités alors que tu rêves depuis si longtemps d’être débarrassé de mon encombrante personne…

Toujours adossé à la pierre de voyage, il rouvrit les yeux et m’observa un bref instant avant de regarder au loin à son tour.

Il se tourna ensuite vers moi et ses yeux étoilés s’arrimèrent aux miens, ce qui risquait malheureusement de me faire perdre tous mes moyens. Il poursuivit, se passant une main dans les cheveux.

— Je n’ai d’autre choix que de te conseiller fortement de revenir, mon désir de sauver cette terre étant plus fort que mon exaspération face à mon rôle de Cyldias.

Après un bref silence, il ajouta, franchement insolent :

— Et peut-être que je commence à m’habituer à ton embarrassante présence dans ma vie…

Son sourire en coin, je l’aurais juré, aurait fait fondre un glacier. Pour me donner une contenance, je me détournai fièrement et rejoignis la pierre pour accomplir le rituel de Morgana. J’avais déjà tracé les chiffres représentant la date à laquelle je souhaitais rentrer chez moi et j’allais poser ma main sur la pierre, au moment même où le soleil cédait sa place à sa consœur, mais une main se referma alors sur mon bras, me tirant vers l’arrière. Je ne saurais dire si j’en éprouvai de l’irritation ou un intense soulagement. Alix me fit tourner sur moi-même et je me retrouvai une fois de plus plongée dans son intense regard bicolore. Lorsque ses lèvres se posèrent sur les miennes, je n’opposai aucune résistance et m’abandonnai à cette étreinte que mon cœur et mon corps avaient si souvent espérée. Curieusement, je ne voulais pas de long discours ni de déclaration d’amour ; j’avais davantage besoin de quelque chose de physique, d’un contact charnel qui laisserait des traces plus vivantes que les seules paroles. Malheureusement pour moi, notre étreinte fut de très courte durée. Alix se détacha brusquement de moi et m’éloigna de lui.

— Il vaudrait mieux que tu partes, Naïla. Maintenant.

Je m’apprêtais à protester, mais Alix laissa simplement tomber :

— Ils arrivent…

Je ne m’insurgeai pas, sachant qu’il pouvait détecter une présence ennemie dans un large rayon ; pour ma part, je devais encore user de toute ma concentration pour y parvenir. Inutile de me demander comment on avait pu me retrouver : la magie de Morgana n’avait probablement pas pu résister à celle de Mélijna.

Sous les rayons de la lune, je m’assurai à la hâte que les symboles tracés par mes soins étaient demeurés intacts, avant de me remémorer les paroles que je devais prononcer pour que tout fonctionne.

— Naïla…

Je me retournai pour le regarder une dernière fois.

— Ne m’oblige surtout pas à aller te chercher…

Mes yeux s’agrandirent de surprise, mais je n’eus pas le temps de riposter. Un bruit de cavalcade se faisait entendre, croissant rapidement. Je ne saurais jamais si les nouveaux venus étaient amis ou ennemis. Je récitai rapidement la formule, avant de tendre la main pour plonger dans le néant.

 

* *

*

 

Si aucun tremblement de terre ne signala le départ de la Fille de Lune, il n’en demeura pas moins qu’un certain nombre de personnes en eurent conscience. Uleric, Mélijna, Panthaléon – le plus haut dirigeant de la Quintius –, de même que Saul, le sorcier qu’Andréa avait affronté, chacun dans leur repaire, surent immédiatement que leurs projets venaient d’être mis une fois de plus en veilleuse. Ils en ressentirent une colère indicible.

Andréa, Morgana, Wandéline, Foch et Kaïn, pour leur part, poussèrent tous un soupir de soulagement devant la trêve qui s’annonçait. L’absence de Naïla obligeait les ennemis de la Terre des Anciens à attendre son retour. Ce délai permettrait certainement de parfaire encore la magie et les connaissances pour les événements à venir…

Alix fut le seul à ressentir des émotions profondément contradictoires. D’une part, il était soulagé que Naïla ait enfin quitté ce monde. Il avait grandement besoin de temps pour lui-même, ne serait-ce que pour se préparer à son éventuel retour. Mais d’un autre côté, il ne parvenait pas à faire taire le désir sourd, d’une intensité surprenante, voire sauvage, qui était monté en lui lorsqu’il avait embrassé la jeune femme. Une sensation aussi soudaine que violente qui lui avait donné envie de retenir la Fille de Lune, sa Fille de Lune…

 

* *

*

 

J’ouvris les yeux, tout en me débattant contre les vagues qui m’assaillaient. Refusant de céder à la panique, je m’efforçai d’être rationnelle. Rapidement, je me rendis compte que l’eau n’était pas très haute. Trempée comme une soupe, j’étais couchée dans une trentaine de centimètres d’eau, la tête sur un rehaussement de sable. Je m’assis et regardai autour de moi, un désagréable goût d’herbes salées dans la bouche. Il faisait nuit noire ; je ne voyais strictement rien. Pourtant, mon don aurait dû me permettre de voir dans l’obscurité, même dans le monde de Brume.

Et puis, j’aurais dû apercevoir les lumières du quai ou celles de l’ancien chantier maritime. C’était bien ma veine de revenir un soir de panne d’électricité ! Ignorant si la marée montait ou non, je me mis debout à la hâte et entrepris de regagner le rivage ; je n’allais quand même pas mourir noyée après tout ce que j’avais vécu… Je distinguais à peine les contours des berges sous les faibles rayons de la lune, qui jouait à cache-cache sous un épais couvert nuageux. Je marchai d’instinct et m’arrêtai lorsque j’atteignis les foins salés. Ne pouvant rien faire avant la venue du jour, je me laissai choir sur le sol, tirai ma couverture de laine trempée de mon sac et m’enroulai dedans. Je m’endormis sur-le-champ, épuisée…

Au lever du soleil, je constatai immédiatement que quelque chose clochait. Il n’y avait strictement rien devant moi, aussi loin que portait mon regard. Pas de clocher d’église, pas de goélettes, pas de quai, pas de traversiers ; il n’y avait rien d’autre que des végétaux. Seule la vision de l’île-aux-Coudres, derrière moi, me conforta dans l’idée que j’étais bien où je devais être. La pierre non plus n’était pas au même endroit : j’étais beaucoup plus à gauche par rapport à la petite rivière qui coulait au centre du village, presque à la pointe où aurait dû se trouver le quai. La partie imaginative de mon cerveau avait déjà enregistré toutes ces données et en arrivait à une conclusion que la partie rationnelle refusait même d’envisager. Mon cœur battait à tout rompre. Je n’étais pas revenue au bon moment ! Mais alors vraiment pas…

Récapitulant à toute vitesse l’histoire de ce coin de pays que je connaissais sur le bout des doigts, je me précipitai en direction du Cap Martin, suivant la pointe d’éboulis et me retrouvant bientôt en vue de la partie où auraient dû se trouver le musée maritime, l’église et les maisons. Il n’y avait rien. Rien de rien. Je longeai les rives sur un bon kilomètre, gagnée par l’affolement, avant de me résoudre à admettre la vérité. D’un côté, je savais que la seigneurie des Éboulements datait de 1683 ; de l’autre, je savais que le tremblement de terre ayant donné son nom à la seigneurie remontait à 1663. Il était donc évident que je me trouvais quelque part entre ces deux dates. À en juger par la rare végétation qui recouvrait les éboulis de terre, je pouvais même affirmer que j’étais plus près de l’époque de la secousse que de celle de la première habitation.

Je tâchai de réfléchir. Qu’est-ce que j’avais bien pu faire pour me retrouver en plein développement de la colonie au lieu d’être dans la douillette réalité du XXe siècle ? J’avais pourtant suivi les instructions de Morgana à la lettre… Morgana ! Elle m’avait dit de m’adresser à la lune pour mon retour : je devais lui demander d’approuver ma destination et de me protéger comme l’une de ses Filles. Je me remémorai les étapes du rituel de mon passage : j’avais tracé inversement les symboles, de droite à gauche, mais je ne les avais peut-être pas soumis à la lune sous la forme qu’il fallait. À l’aide d’un bout de bois, je traçai à nouveau les signes sur le sable découvert par la marée. Je me levai ensuite pour examiner le résultat sous des angles divers. Je compris bientôt mon erreur et tout ce qu’elle impliquait. Les probabilités pour que je me retrouve ici devaient être extrêmement faibles puisque le genre de combinaison le permettant l’était. En choisissant juin 1999, j’avais en quelque sorte forcé le destin. Dans ma hâte de fuir, je m’étais moi-même propulsée en 1666…

Les bras ballants, je restai là, terriblement seule dans ce paysage que j’avais pourtant chéri par le passé. Je ne savais que faire… Un sentiment de panique monta en moi en même temps qu’une rage indescriptible face à la cruauté de la vie. Je hurlai de toutes mes forces, même si personne ne pouvait m’entendre ; je hurlai à pleins poumons de longues minutes, jusqu’à ce que ma voix se brise, étouffée par les sanglots. Mue par la colère et le ressentiment, je ramassai des pierres que je lançai avec une inquiétante puissance, maudissant Darius et son monde de fous, maudissant tous ceux dont j’avais croisé la route et qui avaient fait de ma vie un calvaire, maudissant ce que j’étais et sans quoi jamais je ne me serais retrouvée ici, maudissant même Alix de n’avoir pas su me protéger de ce nouvel enfer. Puis je m’effondrai sur les genoux, la tête entre les mains, anéantie.

 

Fin du Tome 2

La montagne aux sacrifices
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